Au Cameroun, le septentrion, réservoir de voix, jouera un rôle décisif dans la succession du président Paul Biya. Alamine Ousmane Mey, Ibrahim Talba Malla, Aboubakary Abdoulaye… Deux ministres et un chef traditionnel semblent en détenir les clés. Mais la lutte est dure.
Sous le soleil de plomb de la région Nord, le vacarme prend de l’ampleur. Les grandes ombrelles blanches déployées au-dessus de la tête de Franck Biya et d’Aboubakary Abdoulaye ne les protègent pas du concert des instruments locaux. En l’honneur du fils du chef de l’État, venu lui rendre visite ce 5 novembre, veille de la célébration des quarante années au pouvoir de Paul Biya, le lamido de ReyBouba a mis ses habits de fête.
Biya, Baba et Marafa
Doit-on voir dans cette joyeuse cérémonie une nouvelle étape dans l’ascension politique de Franck Biya, le dauphin putatif du chef de l’État, dont le moindre geste est scruté et analysé ? Ou bien cette opération de communication vise-t-elle essentiellement à confirmer à un auditoire local que l’hôte du jour, Aboubakary Abdoulaye, est une personnalité décidément très influente ?
Discret, peu connu du grand public, ce dernier règne sur le lamidat de Rey-Bouba depuis 2006, date à laquelle il a succédé à son frère Mustapha, lequel avait lui-même pris la suite de leur défunt père, Ahmadou Abdoulaye, que tout le monde surnommait Baba.
Chef traditionnel d’une entité qui s’étendrait sur plus de 50 000 km2 et compterait près de 40 000 âmes, Aboubakary Abdoulaye a, en outre, été nommé sénateur par Paul Biya en 2013. Surtout, il occupe la vice-présidence du Sénat. Une place de choix, d’autant que le numéro un de la Chambre haute, Marcel Niat Njifenji, en proie à de multiples ennuis de santé, est souvent absent.
«Aboubakary Abdoulaye est, en quelque sorte, le véritable patron du Sénat, même si Paul Biya se
refuse à mettre Niat à la retraite. Cela lui donne une assise politique au niveau national et à l’intérieur du parti au pouvoir », résume un parlementaire à Yaoundé.
Membre du comité central du Rassemblement démocratique du peuple camerounais (RDPC), le lamido s’est en effet imposé comme la personnalité la plus influente de ce parti dans le Nord – comme son père avant lui. Ce dernier n’hésitait pas à faire intervenir les membres de sa garde personnelle lors des campagnes électorales. Ainsi, en 1997, à l’occasion des législatives, ses troupes avaient-elles affronté une délégation de l’Union nationale pour la démocratie et le progrès (UNDP), de Bello Bouba Maïgari, venue sur ses terres contester l’hégémonie du RDPC. Des armes avaient été sorties et plusieurs personnes étaient décédées, mais le message était passé.
Adoubement
Paul Biya ne s’y était d’ailleurs pas trompé. La même année, en pleine campagne pour sa réélection, il avait rendu visite – en hélicoptère, depuis la ville de Garoua – à Baba, L’homme-clé du Nord, plus puissant que les préfets et autres autorités de l’État.
Quelques années plus tard, Marafa Hamidou Yaya, alors ministre d’État chargé de l’Administration territoriale, est, lui aussi, allé chercher au palais de Rey-Bouba un adoubé ment politique. Il sera arrêté peu de temps après, sans doute pour s’être montré trop empressé dans la course à la succession de Paul Biya. «Aboubakary Abdoulaye a hérité de l’autorité traditionnelle, qui est une puissance en soi. Dans la région, rien ne se fait sans son accord », explique une source locale. Signe de cette hégémonie, cet administrateur civil passé par l’École nationale d’administration et de la magistrature (Enam), à Yaoundé, a méthodiquement placé ses proches dans les instances politiques du Nord. Dernier épisode : la bataille pour la présidence du conseil régional, à la fin de 2020. Soucieux de garder un œil sur cette entité qui se consacre à la mise en œuvre de la décentralisation, et attentif à ne pas laisser émerger de contre-pouvoirs au sein de sa zone d’influence, Aboubakary Abdoulaye est parvenu à imposer son candidat, Oumarou Ousmanou, à la tête du conseil.
Personnalité incontournable pour Paul Biya, qui n’a pas oublié l’influence de son père, il entretient également d’assez bonnes relations avec Ferdinand Ngoh Ngoh, le secrétaire général de la présidence. Mais est-ce suffisant ?
Il manque d’expérience dans la gestion de l’État. Cela pourrait lui coûter cher. Alors qu’au cours de sa carrière il a simplement été secrétaire d’État à l’Agriculture – en 2004 –, Aboubakary Abdoulaye peut-il se voir reprocher son manque d’expérience politique ? « Il se considère un peu comme un successeur de Marafa Hamidou Yaya, qui fut puissant en son temps, mais il n’a jamais occupé de poste important, ni au gouvernement ni au sein de l’administration, explique un observateur. Peut-être est-ce son point faible pour s’imposer réellement comme le patron du Grand Nord. Certes, il est à la tête de l’autorité traditionnelle et en tire son influence, mais il manque d’expérience dans la gestion de l’État, et les Camerounais le connaissent peu. Cela pourrait lui coûter cher à Yaoundé. »
Talba Malla, Monsieur Pétrole
Aboubakary Abdoulaye peut-il être menacé par un autre « fils de » avide de s’imposer comme « la » grande figure du septentrion à l’occasion des prochaines échéances électorales ? À un peu plus de 300 km au nord de Rey-Bouba, Ibrahim Talba Malla s’y prépare activement autour de son fief du Mayo-Sava, dans l’Extrême-nord. Lui aussi est un membre éminent du RDPC, dont il fait partie depuis 1985. Il en a progressivement gravi les échelons, comme chargé de mission régional pour la mise en place des organes de base (1987-1988), puis pour les élections législatives et présidentielle de 1992. La consécration est venue en 1996, quand il a intégré le comité central.
Ibrahim Talba Malla a, lui aussi, de qui tenir. Son père, Talba Malla Oumaté, a été plusieurs fois secrétaire d’État puis ministre sous la présidence d’Ahmadou Ahidjo, dans les années 1950 et 1960, pendant qu’un certain Paul Biya faisait ses armes à Yaoundé.
Grâce à l’entregent de son géniteur et à son passage à l’Enam, l’héritier des Talba Malla a vite pris du galon, au point d’occuper plusieurs des postes les plus convoités de la République. En 1994, il a ainsi été nommé directeur général de la Caisse de stabilisation des prix des hydrocarbures. Il y restera neuf ans.
En 2013, il est appelé à diriger la Société nationale de raffinage (Sonara) après le limogeage du puissant Charles Metouck, lequel sera arrêté pour détournements de biens publics avant d’être condamné, en octobre 2015, à quinze années de prison. «Ibrahim Talba Malla est devenu l’un des piliers du secteur pétrolier, sans doute le plus surveillé par la présidence. C’est le signe qu’il jouit de l’entière confiance de Paul Biya et de ses proches », décrypte un habitué d’Etoudi.
Preuve que l’intéressé est bien en cour, il a été nommé, en janvier 2019, ministre délégué à la présidence, chargé des marchés publics, au sein du gouvernement de Joseph Dion Ngute.
Rivalité avec Ferdinand Ngoh Ngoh Jusqu’où ira son ascension ? Au RDPC, Ibrahim Talba Malla a usé de ses bonnes relations avec un baron et ancien secrétaire général du parti, René-Emmanuel Sadi, l’actuel ministre de la Communication, pour s’offrir une place de choix : celle de secrétaire chargé de l’organisation. Cette fonction lui permet d’être au contact des militants et des organes de base, qu’il doit mettre en ordre de marche pour les prochains scrutins.
« Il est l’un des rouages essentiels du parti, explique un député. Ce poste lui confère une influence et une expérience certaines en matière de campagne électorale. » Mais cela ne va pas non plus sans susciter quelques frictions avec d’autres caciques de Yaoundé.
En septembre dernier, Cavaye Yeguié Djibril, le président de l’Assemblée nationale, s’est ainsi attaqué à la gestion du parti dans l’Extrême-Nord. Dans un courrier adressé à Jean Nkuete, le secrétaire généraldu RDPC, le patron des députés rend Ibrahim Talba Malla responsable du poids régional croissant de l’opposition, en particulier de celui du Mouvement pour la renaissance du Cameroun (MRC), de Maurice Kamto.
«Cavaye vit mal de voir le leadership lui échapper dans le Mayo-Sava, dont il est lui aussi originaire», explique un proche du RDPC. D’autant que, par le passé,
Talba Malla a été cité à plusieurs reprises comme étant susceptible de lui succéder à la présidence de l’Assemblée nationale.
Ngoh Ngoh et Talba Malla se livrent à une sorte de guerre de territoire
Le ministre est également en délicatesse avec Ferdinand Ngoh Ngoh. Le secrétaire général de la présidence n’a jamais fait mystère de sa volonté de garder un œil sur les marchés de l’État et sur les finances publiques. Dès le départ d’Ibrahim Talba Malla de la Sonara, il s’est démené pour placer l’un de ses proches, Claude Simo Njonou, à la direction générale de la société pétrolière.
«Ngoh Ngoh se voit comme un super-ministre des Finances. Les deux hommes se livrent à une sorte de guerre de territoire, résume un habitué du sérail. L’implantation de Talba Malla dans l’Extrême-Nord le rend incontournable au RDPC, mais il doit se méfier à Yaoundé.»
Ousmane Mey en embuscade ?
Et si le leadership du RDPC dans le septentrion échappait à Ibrahim Talba Malla au profit de son propre beau-frère, Alamine Ousmane Mey ? Marié à la sœur du ministre délégué aux Marchés publics, le titulaire du portefeuille de l’Économie, autrefois aux Finances, a lui aussi sa carte à jouer.
Son père, Abba Ousmane Mey, gouverneur du Nord sous la présidence d’Ahmadou Ahidjo et décédé en 2016, était, dans les années 1980, un intime de Paul Biya.
« Le chef de l’État estime encore aujourd’hui qu’Abba Ousmane Mey a été l’un des seuls barons du Nord à le soutenir après le départ d’Ahidjo, décrypte un familier du palais d’Etoudi. Il conserve ce souvenir du père et nourrit une affection particulière pour le fils.» Alamine Ousmane Mey, qui a grandi dans l’entourage de Franck Biya et de ses amis Christian Mataga et Ghislain Samou Nguewo, a étoffé son carnet d’adresses tout en accompagnant – puis en représentant –le chef de l’État à l’étranger.
Entretenant de bonnes relations avec les ministres Laurent Esso et René-Emmanuel Sadi, qui côtoyaient son père, il a discrètement gagné en influence au sein du RDPC, dont il est devenu l’une des figures dans l’Extrême-Nord. Il ne manque d’ailleurs aucune occasion d’organiser des rassemblements avec les militants dans son fief de Kousseri, notamment lors de la tabaski ou du ramadan. Se gardant bien, comme son beau-frère, d’afficher une ambition politique nationale, jouera-t-il un rôle à l’avenir ?
La clé, c’est de ne pas montrer trop d’ambition. Personne ne veut finir comme Marafa
Il se heurte en tout cas régulièrement à Ferdinand Ngoh Ngoh, qui ne se prive pas d’imposer sa tutelle sur les dossiers économiques et qui dispose, dans son sérail, d’un autre « nordiste » spécialiste des finances en la personne du directeur général des Impôts, Modeste Mopa Fatoing. « Contrairement à d’autres, Alamine Ousmane Mey prend garde à ne pas trop s’impliquer dans une guerre de clans, assure toutefois l’un de ses amis. Il sait qu’il a des atouts, mais qu’il faut être patient. »
« Même si Talba Malla et Ousmane Mey ont un peu le même profil, ils ne se combattent pas pour autant. Ils se respectent et entretiennent leurs réseaux en attendant leur heure », poursuit un politologue camerounais.
Notre habitué d’Etoudi conclut : « La clé de tout, c’est de ne pas montrer trop d’ambition. Pour le moment, il s’agit d’une bataille interne au RDPC pour le leadership du septentrion, rien de plus. Personne n’a envie de finir comme Marafa. »
Source : Jeune Afrique